Le petit bras. El pequeno brazo. The short arm…Quiconque ne l’a jamais eu, n’est assurément pas un vrai joueur de ping-pong.
Oui, à ton âge, moi aussi j'avais le petit bras
Sarah BERNHARDT, non classée mais pleine de classe, affirmait que le trac, ça finissait par venir avec le talent. Mais au tennis de table le petit bras ne s’observe que rarement chez les joueurs pros et brillants. Oui, le petit bras est surtout l’apanage des tocards. Mais des tocards magnifiques. Qui, un jour, ont tout perdu, en voulant tout gagner.
"Mon Dieu, comme vous n'avez pas de talent..."
Le petit bras : c’est quoi ?
Le petit bras ça ne se verbalise pas. Ça ne se raconte pas. Le petit bras, ça se ressent. Et ça se vit. Intensément.
"Ach, noch un klein Arm..."
Sigmud FREUD, célèbre préparateur mental autrichien du XIXème siècle, l’aurait caractérisé comme un malaise général, un engourdissement global. Avec un rythme cardiaque qui s’accélère. La bouche qui s’assèche (alors qu’on n’est qu’à trois pas de la buvette). Et l’impossibilité de déglutir, comme si il y avait deux balles de ping-pong au fond de la gorge…. Et un bourdonnement sourd, ou un sifflement strident, qui monte entre les deux oreilles. Le sang et les 25 mille milliards de globules rouges qui tapent comme des dingues aux tempes. Les neurones qui se déconnectent les uns après les autres. Puis qui convulsent. Avec les pensées qui se télescopent à deux mille à l’heure. Et à la clé plus aucune réflexion. Ni aucune suite d’idées logiques, raisonnables, ou raisonnées. A la place, un petit singe peut même se mettre à battre des cymbales dans la boîte crânienne…
Le joueur de Hérain à 10/8 à la belle
Le petit bras c’est une attaque totale de panique. Mais en silence. Sidéré comme le petit lapin dans les lumières pleins phares d’une voiture.
On est ridicule quand on a le petit bras
Et cette sensation terrible d’évoluer au ralenti. Avec des chaussures de skis aux pieds, et des jambes en coton. Pourtant la ligne d’arrivée a été entrevue, elle est à deux encablures. Mais plus on s’en approche, plus elle s’éloigne…
Tous les partenaires sont pourtant derrière, sur le banc, à encourager, ou à se demander mais-punaise-qu’est-ce-qu’il-fout…Et pourtant l’Homme au petit bras vit un moment d’extrême solitude. Comme l’enfant abandonné par sa mère. Comme Mowgli dans la jungle. Comme Bambi après que le chasseur ait tué sa mère. Car quand on a la pétoche au ping-pong, on est tout seul. La très très grosse solitude du pongiste de fond.
Quand tu as mené 10/3 et que tu es mené 10/11
Mais en fait, contrairement à sa dénomination, le bras n’est pas petit. Il ne se raccourcit pas du tout. Par contre, ce membre qui porte la raquette se met à peser 2 tonnes. Chez certains il peut devenir tout flasque. Chez d’autres il est au contraire ultra-crispé, les muscles saillants et congestionnés, comme ceux de Sylvester STALLONE dans Over the Top (chef d’œuvre méconnu). Mais pour le même résultat : plus aucune sensation dans la balle. L’impression de top-spiner ou de bloquer une pelote de laine. Et ce bas du filet qui se met à attirer systématiquement toutes les balles. Quelle catastrophe…
Avec pour finir, l’apothéose : l’ultra-désagréable sensation de voir l’esprit se détacher de son enveloppe corporelle. Et flotter au plafond de la salle, entre les néons. Pour mieux se regarder jouer avec la dextérité d’une quiche lorraine et la vivacité d’une palourde. Et forcément perdre au final.
Car sans encore voir la grande lumière blanche au bout du tunnel, le joueur au petit bras vit quand même les préliminaires d’une petite mort.
On a aussi la possibilité de servir dans le filet à 10/11
Le petit bras : c’est quand ?
Le petit bras est un habitué des extrêmes. Il aime bien le début de match. Mais plus encore la fin de set. Au début de la rencontre, on peut mettre ça sur le compte de la mise en route : le traczir de début de combat. Mais au bout de quelques échanges, ou de quelques points pour les plus laborieux, une fois chaud, c’est bon, il disparaît. Pour nous permettre d’évoluer à notre meilleur niveau. Oui : 812 points.
Les filles, elles, n'ont pas le petit bras
Par contre, ce petit bras revient avec une grande appétence, et une réelle perversité, en fin de set. Quand on est à 9/9 ou qu’on mène 10-quelque chose. Ce quelque chose s’échelonnant entre 2 et 9. Le moment charnière c’est quand brutalement, l’Homme au petit bras, après avoir caracolé en tête toute la manche, réalise. Et commence à se dire que peut-être, éventuellement, il pourrait gagner ce set et ce match… Et là, boum patatra, c’est fini… La chute brutale de l'Olympe des Victorieux. Pour tomber dans les Abysses des Losers…
L’erreur absolue c’est justement quand le cerveau d’Homo Sapiens se met à refonctionner normalement, et logiquement. Juste pour faire le malin et témoigner de 7 millions d’années d’évolution... Mais putain, il choisit super mal son moment ! Reste en mode reptilien et dinosauresque ! Car en réalisant, que du point A où on se trouve (c’est-à-dire souvent près de 10), au point B de la victoire, et que le chemin qui reste à parcourir est en fait minime, et bien tout l’univers s’effondre… Résultat : on réfléchit, on cogite. Et on chope le petit bras ! On perd tous les points suivants. La manche, puis la rencontre... Merci, bon match…
Les matchs de ping-pong au niveau amateur, ça ne devrait se jouer qu’avec l’archéo-cortex, le cerveau du Néanderthal. Ne pas réfléchir. Ne surtout pas se poser de questions. Ne pas tenter de faire une mise au point sur: où on en est dans le match, où on va, sur ce qu’on va regarder à la télé en rentrant ce soir, ou le ah-tiens- la-fille-dans-les-tribunes-a-vraiment-de-jolis-yeux…
Et surtout, surtout ne pas se voir lever les bras au ciel en cas de victoire. Non. La seule issue est de ne surtout pas penser dans cette fin de set. Et de faire une absolue confiance au cerveau de l’être primitif toujours caché au plus profond de ton être.
En se réfugiant derrière les automatismes, les coups sûrs: toutes ces limes, ces coupettes, ces poussettes, ou ces grosses tatanes à plat, mille fois répétés. Et qui sont si bien intégrés dans le rhinencéphale. Ne surtout penser qu’à envoyer de gros coups de massues dans la tronche de l’adversaire en face. Pour à la fin, mieux le traîner par les cheveux dans les vestiaires. Pour lui dévorer le cœur, puis jouer aux osselets avec ses métacarpiens.
Car le ping-pong de fin de set, ça doit rester la Guerre du Feu. Et surtout pas une dissertation philosophique sur l’Etre et le Néant. Sinon on chope les fêlures d’un philosophe existentialiste. Et on se retrouve à payer la tournée du Fanny au bar.
ça c'est tennis de table !
Le petit bras : comment le faire disparaître ?
La bonne longueur des bras, tout le monde est d’accord, c’est quand ils peuvent attraper la canette sur le bar de la buvette. Et cacher la balle au service.
Car on l’a bien compris : le petit bras n’a pas de réalité anatomique. C’est dans la tête que cela se passe.
Alors pour tenter de le faire disparaître, il est possible de se payer des séances de psychothérapie, de sophrologie, de s’allonger sur le divan d’un psychiatre, de faire des retraites dans des monastères, de partir marcher dans le désert de Gobi, de gravir des sommets dans l’Himalaya, et de faire des trucs de fragiles en buvant du thé vert, en faissant du yoga, en écoutant Vincent DELERM, et en mangeant du kinoa et du boulgour. Il est aussi possible de lire des bouquins de préparation mentale, de bien-être, de lutte contre le stress, voire de philosophie. Mais attention aux effets indésirables : lire des livres, ça peut rendre intelligent. Et tu vas exiger de jouer en position forte. Et ça, ça n’était vraiment pas le but au départ.
Non, finalement on préfère rester avec le petit bras
Attention, pour remettre en perspective, on ne nie pas que quelques shoguns du tennis de table ne connaissent pas, ou peu, le petit bras. Dans les moments critiques, ils sont même très énervants : ils élèvent leur niveau de jeu. Et ils surjouent en sortant des points incroyables. Et pas de grosses tranches comme nous... Invraisemblable.
Mais, doucement : eux, ils ont deux qualités que les joueurs lambda n’ont pas :
1. déjà, ils s’entraînent…
Et 2. en plus ils ont été touchés par la Grâce…
Ils sont les élus. Il faut l’accepter. A la fin, eux seuls auront le droit d’entrer dans la Matrice.
Alors pourquoi vouloir supprimer le petit bras ?
Oui, pourquoi vouloir renoncer à ce petit tsunami émotionnel qui est de mener 10/2, puis de se faire remonter point par point, tétanisé comme le mime Marceau, pour se faire coiffer 12/10 à la belle ? La victoire est un soulagement. Mais la défaite est un déchirement psychologique. Brutal, sanglant, horrible. Niveau sensation, il n’y a clairement pas photo.
Une victoire ça s’oublie en 5 minutes. Alors qu’une bonne vieille défaite due au petit bras peut t’empêcher de dormir durant 48 heures. Et peut même te mettre la rage sur le reste de la semaine. Surtout quand Josy de la compta te demande le lendemain à la machine à café « Alors comment c’était la compétition de ping-pong ce week-end ? » : « Ta gueule connasse !!! »
Contrairement aux vrais joueurs de casino et de roulette, au ping-pong on ne joue pas vraiment pour perdre. Ou alors il faut vraiment avoir un esprit bien malade... Mais il est vrai que les sensations en cas de défaite outrepassent largement celles de la victoire. Et on joue aussi, quand même, et avant tout, pour éprouver des sensations.
Mais n’oublions pas qu’en face de l’Homme au petit bras, il y a aussi l’Homme-qui-a la-chatte-de-s’en-sortir-alors-qu’il-était-mené-10/2-à-la-belle. Et ça, ça n’a pas de prix. Surtout que sur des malentendus, on peut tous être l’un et l’autre, à tour de rôle. Ok, pour certains plus l’un que l’autre...
Car au final, nous sommes tous des Janus du tennis de table.
Des dieux aux deux visages.
Et aux deux bras : le gros, et le petit.